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Michel Renaudeau vit avec ses images une passion forte. Images de la vie qu’il surprend avec ses appareils depuis plus de quarante ans. En Afrique et au Sénégal en particulier, (il a vécu de longues années entre Dakar et Gorée), puis dans le monde entier, au gré de ses reportages ou de ses travaux d’édition. Amateur d’art africain et d’art populaire, il a rassemblé dans sa galerie de Dakar, la première exposition de suwers.
Sénégal, Regards croisés. Guediawaye, dans la banlieue de Dakar, 17 heures. C’est le moment où les ors du couchant font chanter les rouges carmin et les bleus durs, où la brise enfin secoue la demi–torpeur qui envahit hommes et bêtes. L’heure préférée de Gora Mbengue le plus grand peintre sénégalais de « suwers », peintures sous verre en wolof. Après avoir courbé sa prière à même la natte aux mille couleurs de son atelier de plein air, Gora boit son thé à la menthe glacé et l’âme en paix, purifié, s’installe sur son petit banc. Tandis que sa bouche murmure le magique « Bissimilai » (À la grâce de Dieu) qui précède toute action chez les musulmans et promet le succès, la main, rapide, saisit une plaque de verre posée contre la palissade.
« Cette nuit, j’ai rêvé de tableaux splendides… Des jeunes filles au long cou de roseau, à peau de sapotille et goût de mangue mûre. Des femmes aux boubous rutilants, aux lourds bracelets d’or et aux parures d’ambre, démarche nonchalante dans le froissement des lamés baignés du parfum entêtant de l’encens… »
Gora a trempé son porte-plume d’ivoire dans l’encre de Chine. Sur une plaque de verre moyenne (48×32 cm) coincée entre son ventre et sa main gauche, il commence à dessiner un ovale parfait surmonté d’une coiffure en coque qui retombe de chaque côté de la tête ; le cou à présent, long, fin, glissant sur des épaules épanouies. Le geste est sûr, le trait net, rapide et juste du premier coup. La main remonte alors et dessine avec délicatesse des sourcils, des yeux de biche, des lèvres, des boucles d’oreilles… Serait-ce fini ? Non, la main descend tout en bas de la plaque et trace des signes mystérieux… il la retourne, alors je peux lire Gora Mbengue, sa signature suivie d’une date 1982. Pour être lisibles sur l’endroit du tableau, les lettres, comme le dessin, doivent être tracées à l’envers. Combien de dessins va-t-il faire ? Cinq, sept, dix… parfois davantage. Cela dépend de ses nuits, de la brise… et de Dieu ! Car contrairement à beaucoup de peintres de suwers, Gora ne travaille ni sur calque ni sur modèle. « Tous les croquis, je les rêves dans ma tête la nuit, dit-il fièrement. Et le matin, ils sont dans mes mains. Le dessin n’est pas affaire d’enseignement mais affaire de rêve. »
Le porte-plume reposé, vient l’étape de la couleur qu’il puise à même les pots de teintes vives posés sur la natte. Gora se soucie peu des volumes. Il procède par grands aplats, à la manière des naïfs. Parfois il s’arrête un instant. Il vient de peindre un grand boubou carmin et cherche des yeux où mettre encore de ce rouge dont son pinceau est plein. Sur la chéchia de ce notable peut–être ? Plusieurs tableaux seront peints de front, avant d’être fixés sur un carton de récupération à l’aide d’une simple bande de papier gommé rouge.
« Je suis sénégalais, alors je peins les choses du Sénégal, celui d’aujourd’hui et celui d’hier. » Ainsi fait Babacar Lo le plus connu avec Gora et aussi toute la génération des Mor Gueye, Mbida, Modou Fall, Serigne Gueye… Car le succès de Gora a fait de nombreux émules et un peu partout dans les rues de Dakar éclatent ces tableaux aux couleurs vives : ici c’est une +épouse mécontente qui quitte sa maison son pilon sur la tête, là un polygame paradant au milieu de ses coépouses, une école coranique, ou encor un « borom saret » faisant le taxi… Et puis des femmes… « Oh ! Oui, surtout des femmes, elles sont tellement magnifiques ! » C’est le cri du cœur de Gora.
Ce pourrait être aussi celui du photographe. Passionné dès le début par cet art populaire, Michel Renaudeau s’est attaché à photographier systématiquement et à recenser tous les suwers qu’il a pu voir au cours de ses vingt années passées au Sénégal. Ces recherches ont fait l’objet d’une première exposition dans son propre atelier, suivie d’un livre aux éditions Nathan (Peinture sous verre du Sénégal par Michel Renaudeau, texte de Michel Strobel, Paris, 1984). Deux autres expositions suivront, l’une au Centre culturel français de Dakar, l’autre au Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren.
C’est en visionnant ces fixés que Michel Renaudeau a été frappé par la ressemblance avec ses propres photos de la vie quotidienne au Sénégal. De là est née l’idée de ce regard croisé. Ici photos et fixés se répondent parfaitement ; ils sont comme la parole du griot dont ils ont le caractère magique et merveilleux. Régine Renaudeau